Mathieu s'était lentement approché. Il touchait presque le dos de l'homme, et se dressait sur la pointe des pieds pour mieux regarder par-dessus son épaule.

      Celui-ci, absorbé par sa tâche, ne s'était aperçu de rien. Il continuait à cogner sur la pierre posée devant lui.

      Il cognait avec violence et légèreté à la fois. D'une main, il tenait un burin et de l'autre, un marteau. Les coups  étaient puissants, mais le burin avait la vivacité, l'agilité d'un oiseau qui picore.

      L'artisan était assis sur un banc, tellement bas qu'il semblait accroupi à même le sol. Contre ses genoux, la pierre n'était encore qu'un vulgaire cube.

      Elle n'était qu'un vulgaire cube, mais déjà autre chose  pourtant, depuis que Mathieu observait. Les angles s'étaient arrondis, des formes lisibles étaient apparues.

      " On dirait..." pensa Mathieu, et ce fut pour vérifier qu'il s'approcha.

      " Oui,  c'est bien ça! On dirait un agneau couché sur ses pattes repliées... Et sous l'animal..."

      Mathieu vint plus près encore, un peu trop.

      - Aie! s'écria-t-il.

      Les éclats giclaient à chaque coup asséné, et l'un d'eux  l'avait frappé au visage, juste au-dessous de l'oeil.

      Mathieu recula en gémissant et en couvrant d'une main sa blessure.

      - Qu'est-ce qu'il fait celui-là dans mon dos? gronda l'homme en se retournant.

      Mathieu prit peur. Il détala sans demander son reste. Il faillit tomber en courant avec un oeil fermé, puis s'aperçut qu'il pouvait l'ouvrir et déguerpit encore plus vite.

      - Viens donc ici, si tu t'es fait mal! ( L'homme  avait compris ce qui était arrivé à Mathieu et n'était pas aussi méchant que sa grosse voix le laissait craindre.) Il faut soigner ces blessures, il ne faut pas laisser le mal s'installer....

      Trop tard. Mathieu s'était déjà glissé entre les buissons du paysage accidenté, qui entourait le chantier de la nouvelle église au-dessus du village. Il avait sauté de rocher en rocher et disparu.

      - Laisse donc. Il est loin, intervint un autre ouvrier du haut de son échafaudage. ( Avec une massette et un fil à plomb, il ajustait les éléments d'un pilier.) Ils sont rudes, ces bestiaux-là. Il va pas mourir.

      - Je m'en doute... C'était bien ce jeune qui nous espionne depuis le premier jour?

      - Sûr. Et il reviendra. C'est un mordu! Un paysan,  qui aime notre métier! On aura tout vu, ricana-t-il.

      - Pourquoi pas?.. Allez, ce n'est pas tout. Je dois achever ce chapiteau. Si je vous retarde, Maître Gislebert va encore sauter autour de moi comme un vieux singe.

      Avant de se remettre au travail, le sculpteur passa ses grosses mains calleuses sur le corps de l'animal qui s'échappait de la pierre. Il chassait ainsi la poussière et les débris, mais en profitait aussi pour caresser amoureusement son oeuvre.

                             *****

      Mathieu était parti comme une flèche, mais sans aller bien loin. Il connaissait la montagne comme sa poche. Il s'était caché dans une grotte voisine, où il se réfugiait souvent, quand il fuyait son père.

      En chemin, il avait ramassé quelques herbes qui atténuent la douleur et s'en était frotté le visage.

      Il ne pensait plus à sa blessure. Il pensait à ce qu'il venait de voir, d'admirer: l'incroyable pouvoir de cet homme capable de donner vie à la pierre.

      - C'est fantastique!

      Il parlait tout seul. Il était tellement excité qu'il criait presque en marchant de long en large à l'entrée de son abri.

      - Tout ce que tu imagines continue d'exister quand tu as fini d'y penser! Tu peux toucher ton rêve et jamais la bulle ne se crève! Génial! Ça, c'est un métier, un vrai métier. Rien à voir avec le travail des champs.

      Mathieu ne supportait plus le travail des champs. Il ne supportait même plus de conduire simplement les bêtes à la pâture. Avant, cela ne lui déplaisait pas trop. Seul dans la montagne, il avait le temps de rêvasser tout son soûl.

      Depuis peu, l'air idiot des moutons en train de brouter lui donnait le cafard.

      "On dirait mon père qui mange sa soupe le nez dans son assiette," disait-il.

      Il était très remonté contre son père, qui voulait l'enfermer dans cette vie-là. Parmi les sept enfants, Mathieu était le seul garçon. Les filles abattaient largement leur tâche, participaient à tous les travaux, même les plus pénibles. Le père restait néanmoins persuadé qu'il avait besoin d'un autre "homme" à ses côtés.

      Mathieu se sentait coincé. S'il demeurait au village, tôt ou tard, il devrait se soumettre. Partir sans argent à l'aventure était très risqué en ces temps difficiles, où la  faim, la guerre et la maladie jetaient des milliers de pauvres hères sur les routes.

      Mathieu avait presque perdu espoir, quand le chantier avait démarré et transformé la vie quotidienne du village.

      Il s'agissait donc de construire une nouvelle église, une vraie église, digne de la foi en Dieu des habitants. Il en était question depuis longtemps, et une petite éclaircie dans la misère, quelques années de bonnes récoltes successives  dans cette région abritée rendaient enfin le projet réalisable.

      Des hommes différents étaient arrivés avec le printemps. Ils s'étaient installés dans des baraques construites pour l'occasion à l'orée du hameau. Ils étaient différents, car ils ressemblaient à des gens riches, ils en avaient l'allure et l'assurance, mais ils gagnaient pourtant leur vie avec leurs mains comme des paysans.

      Ils commencèrent à mesurer, tracer, arracher des arbres, déblayer et creuser. Chaque jour, des chariots apportaient  de nouveaux outils, des instruments plus remarquables les uns que les autres. Des montagnes de matériaux s'amoncelaient dans l'attente.

      Mathieu, qui avait complètement échappé à son père, ne quittait plus les abords de cette phénoménale entreprise.

      Il était timide et sauvage. Ces hommes étaient trop étranges, pour qu'il ose déjà se mêler à eux. Mais il les suivait pas à pas, ne perdait aucun de leurs gestes.

      Tout était admirable. Le choc fut néanmoins la rencontre avec le sculpteur pour une raison très simple.

      Mathieu, qui passait son temps à traîner dans la montagne, avait l'habitude de s'amuser en découvrant des formes cachées dans ces rochers qui l'entouraient. Son imagination aiguisée peuplait la nature d'animaux extraordinaires. Il jouait même à se faire peur en créant des monstres.

      Ce jardin merveilleux s'évaporait dès qu'il avait le dos tourné. L'artisan venait de lui apprendre qu'il pouvait en être autrement.

      - S'il peut le faire, j'y arriverai aussi, déclara fièrement Mathieu.

      Il était timide et rêveur, mais pas du tout fragile. La vie rude de la campagne avait encore endurci son corps râblé et puissant. Tout son être dégageait une volonté farouche.

      Mathieu cessa de s'agiter. Son regard s'était rivé sur une avancée rocheuse à l'entrée de la grotte. Là, il avait toujours imaginé le corps étiré d'un cheval au galop, et en effet, on pouvait plus ou moins deviner l'esquisse de ce mouvement.

      Sans quitter la pierre des yeux, Mathieu s'approcha, et  de ses mains nues, il se mit à faire semblant de la pétrir.

      - J'y arriverai, répéta-t-il.

      Puis il ajouta:

      - Le seul moyen de savoir, c'est d'essayer!

      Il venait d'avoir une idée.